Voici une note sur l'esthétique de Romain Rolland, tirée de Romain Rolland par lui-même, de Jean-Bertrand Barrère, que je viens dénicher dans le grenier de mon ordinateur—écrite il y a plus de vingt ans, peut-être par moi-même, ou par quelqu'un d'autre, peut-être par les deux. Je venais de lire Colas Breugnon, ça je me souviens.
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Romain Rolland a eu le Prix Nobel en 1915. Cependant, il a été traité de mandarin ou encore de traître pendant la première guerre mondiale, à cause de son pacifisme. Refugié en Suisse, il a issu un pamphlet, Au-dessus de la mêlée, qui a infurié les patriotes français. Ce n'est pas qu'il eût des sympathies envers les régimes allemand et autrichien: il s'est toujours considéré un humaniste socialiste. Et il était un des écrivains favoris du critique marxiste Georg Lukács, qui le considérait un exemple du "réalisme critique" qui continue au XXe siècle la grande tradition réaliste du roman du XIXe siècle. Entre les lectures favorites de Romain Rolland on trouve en effet Balzac, Stendhal, Dickens, Thackeray, Dostoëvski, Tolstoï, et aussi Cervantes.
Romain Rolland avait une solide culture classique; il admirait la philosophie des présocratiques, Spinoza, Carlyle, Nietzsche, William James. Il a été professeur d'histoire de l'art à l'École Normale Supérieure dès 1895, et à la Sorbonne dès 1904; et il a enseigné l'histoire de la musique à l'École des Hautes Etudes Sociales entre 1902 et 1911. En fait, il plaçait la musique avant les livres: "c'est elle qui a fait de moi un Weltbürger". (Cit. dans Barrère 47).
Romain Rolland oppose la littérature comme peinture à la littérature comme musique, et il se réclame de celle-ci. Il a dit à Bonnerot en 1909:
Pour
dire la vérité sur la façon dont je travaille, mon état d'esprit est
toujours celui d'un musicien, non d'un peintre. Je conçois
d'abord comme une nébuleuse l'impression musicale de l'ensemble de
l'œuvre, puis les motifs principaux et surtout le ou les rhythmes, non
pas tant de la phrase isolée que de la suite des volumes dans
l'ensemble, des chapitres dans le volume et des alinéas dans le
chapitre. Je me rends très bien compte que c'est là une loi
instinctive: elle commande tout ce que j'écris. (Cit. dans Barrère 69).
Et encore: "C'est là le mouvement du poète, dont la marque se manifeste dans la richesse des images." (Cit. dans Barrère 69). D'après Bonnerot, Romain Rolland est inconsciemment apparenté au symbolisme.
Il insiste sur l'importance du développement de la propre personnalité et l'importance de l'action. C'est une raison pour laquelle il veut donner dans ses oeuvres le sens du passage du temps, du devenir des personnages. C'est le cas de Jean-Christophe, énorme roman-fleuve qui raconte toute la vie d'un musicien de génie, un sujet toujours difficile à représenter dans une œuvre de fiction. Romain Rolland utilise volontiers la présentation historique. Entre les mois d'avril et septembre de 1913 il séjourne en Suisse (Vevey, Spier, Schoenbram), où il se détend de son oeuvre monumentale Jean-Christophe en écrivant un roman de verve bourguignonne, Colas Breugnon, dont le héros veut être en quelque sorte l'incarnation de l'esprit pratique et joyeux d'une race.
Il y a une intuition morale à la racine de ses prises de position: on se fait de ce qu'on est. Écrire, aussi, c'est une façon d'agir: pour Romain Rolland, pas question de préciosité dans le vide, ou de théories de l'art pour l'art. Sur Jean-Christophe il nous dit: "Je ne fais pas une œuvre de littérature, j'écris une œuvre de foi". Un de ses critiques, Jean-Bertrand Barrère (69), riposte malicieusement que, précisément, personne ne conteste que Romain Rolland écrit une oeuvre de foi; ce qu'il serait à prouver c'est que cette œuvre de foi est aussi une œuvre de littérature.
Il voit la vie comme une harmonie de contraires. L'individu a des tendances diverses qui existent à la fois, la personnalité n'est pas faite d'un bloc: "En réalité", il dit en 1922, "tout être est plusieurs êtres en un, ou un être sur plusieurs plans simultanés—une poliphonie". (Cit. dans Barrère 60).
Romain Rolland voyait cela dans son propre procès créateur. En 1919 il a déclaré à E. R. Curtius:
En vérité, j'ai été forcé par une nécessité intérieure d'écrire Colas Breugnon et Libuli.
Aux alentours de la cinquantaine, l'hérédité paternelle—rieuse,
frondeuse, gauloise—est venue réclamer sa part, à côté de l'hérédité
maternelle qui inspira Jean-Christophe (en partie) et les Vies des hommes illustres... Mais ne vous y trompez pas: c'est toujours le même être, sous des aspects divers. (Cit. dans Barrère 59).
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