La notion de fantasme permet de ne pas négliger complètement la biographie de l'auteur et ce que nous avons appelé son parcours d'écriture, mais elle a le mérite d'ouvrir largement leur interprétation au domaine de la vie inconsciente, qu'elle promeut au centre de l'expérience esthétique. Elle invite, dans l'analyse des œuvres, à un balancement raisonné entre la mobilité vivante de l'existence et de la continuité immuable des forces de l'inconscient.
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Ce fantasme inconscient, auquel le créateur n'a la plupart du temps pas lui-même accès, ne va pas s'exprimer directement dans l'œuvre. Il va être, comme le rêve, l'objet d'un processus d'élaboration. Par ce terme Freud désigne le travail qu'accomplit l'appareil psychique pour maîtriser le flux des excitations, dont l'accumulation risque d'être pathogène. Pour ce faire, il établit entre elles des connexions associatives. Dans le même temps où elle crée ces liens, l'élaboration, en reprenant des procédés spécifiques du rêve comme le déplacement ou la condensation, modifie l'apparence du fantasme et le rend méconnaissable.
Ce processus d'élaboration se fera plus ou moins efficacement, mais—on peut le supposer—jamais complètement. En effet, les affects et les représentations liés au fantasme, que le créateur essaie de transcrire dans son œuvre, sont par nature indicibles. Indicibles au sens habituel du terme, qui porte sur l'impuissance du langage à les dire exactement, mais aussi en ce que les mots ne peuvent suffire à absorber leur charge d'angoisse. Le propre de ces affects et de ces représentations, selon la formule de Lacan, ce n'est pas qu'ils s'écrivent pas, c'est qu'ils ne cessent pas de s'écrire, c'est à dire qu'ils sont pris dans le mouvement perpétuel d'une tentative d'expression impossible.
Par ailleurs—et ceci détermine également le caractère inachevé de l'élaboration—, l'intérêt du créateur n'est pas de gommer, de faire disparaître ou de trop atténuer ce qui est cause de jouissance ou de souffrance, mais, tout au contraire, d'en garder en lui des traces vivantes pour les incorporer à son œuvre. Aussi est-il souhaitable pour l'économie de sa création que le travail de l'élaboration ne soit pas mené trop loin contrairement à ce qui peut se passer dans le cadre de la thérapie, et que les éléments du fantasme ne soient pas intégralement transformés, au point de s'éloigner définitivement de la conscience.
Plusieurs cas sont alors possibles, selon la manière dont s'effectue l'élaboration psychique. Il peut d'abord arriver que, faute d'être soumis à un travail suffisante d'élaboration, ces affects et ces représentations acquièrent dans le texte un excès de présence que les mots ne viennent pas tempérer. Ils se laissent percevoir comme des morceaux bruts de jouissance ou de souffrance et s'apparentent même à des sortes d'hallucinations, sur le modèle de la conception lacanienne de l'hallucination, présentée comme un retour dans le réel de ce qui n'a pu être sufisamment symbolisé.
On peut imaginer, à l'inverse, que le travail d'élaboration s'effectue correctement et que le créateur parvienne, dans son univers psychique et littéraire, à faire une place suffisante à ces affects et à ces représentations, en diminuant leur charge de violence. Mais il y a là aussi un risque, celui que cette activité d'aménagement soit si bien conduite que les éléments les plus dynamiques s'en trouvent atténués ou effacés, et que l'œuvre apparaisse comme dévitalisée. Car l'élaboration, en apprenant à vivre avec l'insupportable, offre parfois des voies de conciliation psychique qui tempèrent à l'excès la violence des sentiments et des images.
Nous ferons dès lors l'hypothèse que l'œuvre littéraire "réussie"—et a fortiori le chef-d'œuvre—trouve un équilibre entre deux grands types d'écritures, une écriture de l'hallucination et une écriture de l'isolation. Par écriture de l'hallucination, nous entendons une écriture submergée par un trop-plein d'affects et de représentations, comme possédée par eux. Le sujet y laisse transparaître, avec peu d'aménagements, l'intensité de sa souffrance ou le contenu de ses désirs. Au contraire, une écriture de l'isolation sera marquée par la maîtrise, le contrôle, l'explication. Le sujet a trop bien réussi la transformation littéraire du fantasme et, protégé par sa propre création, ne laisse plus aucun accès mener jusqu'à lui.
Il y aurait donc dans notre hypothèse, au-delà de l'infinie diversité des échecs esthétiques, deux grands types de ratage. Le premier serait dominé par l'excès d'hallucination. Les affects et les représentations liés à l'objet du fantasme ne sont pas suffisamment élaborés; ils envahissent le texte, comme si l'œuvre d'art n'exerçait pas suffisamment sa fonction de médiation et de filtre. Le modèle pourrait en être Fort comme la mort, mais nous comprendrions aussi dans cette catégorie Les Martyrs, les Dialogues [de Rousseau] et Jean Santeuil. Dans le second cas, au contraire, il y a excès d'isolation. Cette fois, les affects et les représentations ont été tellement traités par l'élaboration qu'ils ont quasiment disparu. L'œuvre appparaît comme froide, distanciée. Le modèle pourrait en être L'Amour [de Marguerite Duras], mais nous rattacherions également à cette catégorie Dieu [de Victor Hugo], Héraclius et Le Bonheur fou [de Giono].
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Ces deux grands types d'écriture pourraient servir de point de départ pour une typologie des formes de ratage, qui tenterait de retrouver le jeu de ces deux modes originaires, avec des degrés variables d'intrication ou de désintrication, derrière les grands accidents littéraires. Car on se trouve rarement devant des cas purs, comment le sont probablement les œuvres de Maupassant ou de Duras, mais, le plus souvent, devant des cas médians, où ce double jeu de l'hallucination et de l'isolation ouvre à des destins esthétiques multiples. (...)
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L'avantage de cette théorie de la distance est de compléter harmonieusement l'approche biographique. Il est compréhensible que les événements de l'existence, dans les résonances qu'ils suscitent avec la vie fantasmatique, modifient dans un sens ou dans l'autre la distance à laquelle l'écrivain se situe par rapport à son monde intérieur et mettent à chaque fois en question le fragile équilibre sur lequel est construite la création artistique.
Dans cette perspective, tous les ratages sont des ratages de la distance, des maladies de la distance. L'auteur qui rate une œuvre n'est pas parvenu à régler avec précision, de manière à susciter une attirance chez son lecteur, la distance qu'il entretient avec son monde intérieur. Ou, si l'on préfère, l'auteur qui réussit un chef-d'œuvre—c'est-à-dire un chef d'œuvre d'équilibre—est miraculeusement parvenu, pour un temps qui n'est pas nécessairement éternel, à établir puis à fixer dans l'écriture la juste distance avec soi.
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