Un passage mémorable de René Girard sur la spécificité du moment historique de la mondialisation et la technologie après la 2ème Guerre Mondiale—sur la Bombe de l'Apocalypse, la violence sacrée, et l'ordre présent de la communauté mondiale.
René Girard (et al.), Des choses cachées depuis la fondation du monde (Le Livre de Poche, p. 364-):
Ce que la violence apocalyptique doit d'abour révéler et la seule chose qu'elle puisse révéler directement, c'est la nature purement humaine et la fonction à la fois destructrice et culturelle de la violence.
Pour comprendre que nous vivons déjà cette révélation, il suffit de réfléchir au rapport que nous entretenons tous, en tant que membres de la communauté humaine mondiale à l'armement formidable que s'est donné l'humanité depuis la fin de la seconde guerre mondiale.
Quand les hommes parlent des moyens nouveaux de destruction, ils disent "la bombe" comme s'il n'y en avait qu'une et qu'elle appartenait à tout le monde et à personne, ou plutôt comme si le monde entier lui appartenait. Et elle apparaît en effet comme la Reine de ce monde. Elle trône au-dessus d'une foule immense de prêtres et de fidèles qui n'existent, semble-t-il, que pour la servir. Les uns enfouissent dans la terre les œufs empoisonnés de l'idole, les autres les déposent au fond des mers, d'autres encore en parsèment les cieux, faisant circuler sans fin les étoiles de la mort au-dessus de l'inlassable fourmilière. Il n'est pas la moindre parcelle d'une nature nettoyée par la science de toutes les antiques projections surnaturelles qui ne soit réinvestie par la vérité de la violence. De cette puissance de destruction, on ne peut pas ignorer, cette fois, qu'elle est purement humaine, mais, sous certains rapports, elle fonctionne de façon analogue au sacré.
Les hommes ont toujours trouvé la paix à l'ombre de leurs idoles, c'est-à-dire de leur propre violence sacralisée, et c'est à l'abri de la violence la plus extrême, aujourd'hui encore, qu'ils cherchent cette paix. Dans un monde toujours plus désacralis´, seule la menace permanente d'une destruction totale et immédiate empêche les hommes de s'entre détruire. C'est toujours la violence, en somme, qui empêche la violence de se déchaîner.
Jamais la violence n'a exercé plus insolemment son double rôle de "poison" et de "remède". Ce ne sonta pas les antiques bourreaux du pharmakos qui le disent, ce ne sont pas des cannibales emplumés, ce son nos spécialistes de la science politique. Seule, à les en croire, et nous pouvons les croire, l'arme nucléaire maintient de nos jours la paix du monde. Les spécialistes nous disent sans ciller que cette violence protège. Ils ont parfaitement raison, mais ils ne se rendent pas compte du son étrange que rendent de pareils propos au milieu d'un discours qui, pour tout le reste, continue à fonctionner comme si les humanismes qui l'inspirent, que ce soit celui de Marx, de Montesquieu, ou d'autres encore, étaient aussi valables que par le passé. Ils démontent les ressorts de la situation avec une maestria si tranquille et si terre à terre, sans jamais cesser de croire à la "bonté naturelle" de l'homme, qu'on se demande si, dans la vision de tous ces experts, c'est le ynisme qui l'emporte ou au contraire l'inconscience et la naiveté.
Quel que soit l'aspect sous lequel on l'envisage, la menace actuelle ressemble aux terreurs sacrées et réclame le même type de précautions. C'est toujours à des formes de "pollution" et de "contamination" qu'on a affaire, scientifiquement repérables et mesurables, mais qui n'en rappellent pas moins leurs contreparties religieuses. Et pour repousser le mal, il n'y a jamais d'autre moyen que le mal lui-même. Tout renoncement pur et simple à la technologies paraît impossible; la machine est si bien agencée qu'il serait plus dangereux de s'arrêter que de continuer à avancer. C'est au cœur même de la terreur qu'il faut chercher les moyens de se rassurer.
L'infrastructure cachée de toutes les religions et de toutes les cultures est en train de se révéler. C'est le vrai dieu de l'humanité que nous fabriquons de nos propres mains pour bien le contempler, celui qu'aucune religion désormais ne réussira plus à maquiller. Nous ne l'avons pas entendu arriver parce qu'il ne voyage plus sur les ailes palmées des anges des ténèbres, parce qu'il apparaît toujours désormais là où personne ne l'attend, dans les statistiques alignées par les savants, dans les domaines les plus désacralisés.
C'est un sens merveilleuxde l'à-propos qui suggère à leurs inventeurs, pour les armes les plus terribles, les noms qui évoquent le mieux la violence extrême, les divinités les plus atroces de la mythologie grecque: Titan, Poséidon, Saturne, le dieu qui dévore ses propres enfants. Nous qui sacrifions des ressources fabuleuses à engraisser la plus inhumaines des violences, pour qu'elle continue à nous protéger, et qui passons notre temps à transmettre à des planètes déjà mortes les messages dérisoires de la planète qui risque de mourir, par quelle hypocrisie extraordinaire prétendons-nous encore ne pas comprendre tous ces hommes qui, avant nous, faisaient déjà la même chose, ceux qui jetaient par exemple dans la fournaise d'un quelconque Moloch un seul de leurs enfants, deux tout au plus, afin de sauver les autres?
Le rapprochement s'impose, on le voit, entre la paix étrange que nous vivons et celle que faisaient jadis reigner, dans la plupart des sociétés, les religions proprement rituelles. Il faut se garder, pourtant, d'assimiler purement et simplement les deux groupes de pénomènes. Les différences, ici, importent plus encore que les ressemblances.
Si nous disons que les hommes "adorent" leur propre puissance destructive, c'est de façon métaphorique que nous parlons. La métaphore a une valeur révélatrice qui n'a rien d'illusoire. Dire que l'analogie est simplement rhétorique, ou qu'il s'agit, comme on dit aujourd'hui, d'un "effet de vérité", serait ridicule. De cette analogie, il y a une leçon à tirer, et nous ne pourrions pas la tirer si nous cédions au vertige du nihilisme cognitif qui triomphe partout à l'heure actuelle. Et pour cause!
Mais cette leçon n'est pas simple. Ce qui rende nos conduites actuelles analogues aux conduites religieuses, ce n'est pas une terreur vraiment sacrée, c'est une crainte parfaitement lucide des périls qu'un duel nucléaire ferait courir à l'humanité. La paix actuelle repose sur une appréciation froidement scientifique des conséquences uniformément désastreuses, peut-être même fatales, qu'aurait pour tous les adversaires l'utilistation massive des armes accumulées.
Les conséquences pratiques de cet état de choses sont déjà visibles dans les faits. Les préposés à l'utilisation des armes monstrueuses se gardent soigneusement de recourir à elles. Pour la première fois dans l'histoire des "grandes puissances", on voit des adversaires potentiels sincèrement désireux d'éviter toute action, toute situation susceptible d'entraîner un conflit majeur.
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