viernes, 28 de febrero de 2025

La Peur, l'Oubli

 (Marcel Proust, Le Temps retrouvé, 2213-15):


La nuit était aussi belle qu'en 1914, comme Paris était aussi menacé. Le clair de lune semblait comme un doux magnésium continu permettant de prendre une dernière fois des images nocturnes de ces beaux ensembles comme la place Vendôme, la place de la Concorde, auxquels l'effoi que j'avais des obus qui allaient peut-être les détruire donnait par contraste, dans leur beauté encore intacte, une sorte de plénitude, et comme si elles se tendaient en avant, offrant aux coups leurs architectures sans défense. "Vous n'avez pas peur? répéta M. de Charlus. Les Parisiens ne se rendent pas compte. On me dit que Mme. Verdurin donne des réunions tous les jours. Je ne le sais que par les on-dit, moi je ne sais absolument rien d'eux, j'ai entièrement rompu", ajouta-t-il en baissant non seulement les yeux comme si avait passé un télegraphiste, mais aussi la tète, les épaules, et en levant le bras avec le geste que signifie, sinon "je m'en lave les mains", du moins "je ne peux rien vous dire" (bien que je ne lui demandasse rien). "Je sais que Morel y va toujours beaucoup", me dit-il (c'était la première fois qu'il m'en reparlait). "On prétend qu'il regrette beaucoup le passé, qu'il désire se rapprocher de moi", ajouta-t-il, faisant preuve à la fois de cette même crédulité d'homme du Faubourg qui dit: "On dit beaucoup que la France cause plus que jamais avec l'Allemagne et que les pourparlers sont même engagés" et de l'amoureux que les pires rebuffades n'ont pas persuadé. "En tout cas, s'il le veut il n'a qu'à le dire, je suis plus vieux que lui, ce n'est pas à moi à faire les premiers pas." Et sans doute il était bien inutile de le dire, tant c'était évident. Mais de plus ce n'était même pas sincère et c'est pour cela qu'on était si gêné pour M. de Charlus, car on sentait qu'en disant que ce n'était pas à lui de faire les premiers pas, il en faisait au contraire un et attendait que j'offrisse de me charger du rapprochement.

Certes je connaissais cette naïve ou feinte crédulité des gens qui aiment quelqu'un, ou simplement ne sont pas reçus chez quelqu'un, et imputent à ce quelqu'un un désir qu'il n'a pourtant pas manifesté, malgré des sollicitations fastidieuses.  Mais à l'accent soudain tremblant avec lequel M. de Charlus scanda ces paroles, au regard trouble qui vacillait au fond de ses yeux, j'eus l'impression qu'il y avait autre chose qu'une banale insistance. Je ne me trompais pas, et je dirai tout de suite les deux faits qui me le prouvèrent rétrospectivement (j'anticipe de beaucoup d'années pour le second de ces faits, postérieur à la mort de M. de Charlus. Or elle ne devait se produire que bien plus tard, et nous aurons l'occasion de le revoir plusieurs fois bien différent de ce que nous l'avons connu, et en particulier la dernière fois, à une époque où il avait entièrement oublié Morel). Quant au premier de ces faits, il se produisit deux ou trois ans seulement après le soir où je descendis ainsi les boulevards avec M. de Charlus. Donc environ deux ans après cette soirée je rencontrai Morel. Je pensai aussitôt à M. de Charlus, au plaisir qu'il aurait à revoir le violiniste, et j'insistai auprès de lui pour qu'il allât le voir, fût-ce une fois. "Il a été bon pour vous, dis-je à Morel, il est déjà vieux, il peut mourir, il faut liquider les vieilles querelles et effacer les traces de la brouille." Morel parut être entièrement de mon avis quant a un apaisement désirable, mais il n'en refusa pas moins catégoriquement de faire même une seule visite à M. de Charlus. "Vous avez tort, lui dis-je. Est-ce par entêtement, par paresse, par méchanceté, par amour-propre mal placé, par vertu (soyez sûr qu'elle ne sera pas attaquée), par coquetterie?" Alors le violiniste, tordant son visage pour un aveu qui lui coûtait sans doute extrêmement, me répondit en frissonnat: "Non, ce n'est par rien de tout cela; la vertu je m'en fous, la méchanceté? Au contraire je commence à le plaindre, ce n'est pas par coquetterie, elle serait inutile, ce n'est pas par paresse, il y a des journées entières où je reste à me tourner les pouces. Non, ce n'est à cause de rien de tout cela, c'est, ne le dites jamais à personne et je suis fou de vous le dire, c'est, c'est... c'est... par peur!" Il se mit à trembler de tous ses membres. Je lui avouai que je ne lui comprenais pas. "Non, ne me demandez pas, n'en parlons plus, vous ne le connaissez pas comme moi, je peux dire que vous ne le connaissez pas du tout. —Mais quel tort peut-il vous faire? Il cherchera, d'ailleurs, d'autant moins à vous en faire qu'il n'y aura plus de rancune entre vous. Et puis, au fond, vous savez qu'il est très bon. —Parbleu! si je le sais, qu'il est bon ! Et la délicatesse et la droiture. Mais laissez-moi, ne m'en parlez plus, je vous en supplie, c'est honteux à dire, j'ai peur!"

Le second fait date d'après la mort de M. de Charlus. On m'apporta quelques souvenirs qu'il m'avait laissés et une lettre à triple enveloppe, écrite au moins dix ans avant sa mort. Mais il avait été gravement malade, avait pris ses dispositions, puis s'était rétabli avant de tomber plus tard dans l'état ou nous le verrons le jour d'une matinée chez la princesse de Guermantes — et la lettre, restée dans un coffre-fort avec les objets qu'il léguait à quelques amis, était restée là sept ans, sept ans pendant lesquels il avait entièrement oublié Morel. La lettre, tracée d'une écriture fine et ferme, était ainsi conçue: (...) 

 

 


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