Un des derniers chapitres du livre de Jean d'Ormesson Et moi, je vis toujours— qui donne voix à l'Histoire pour se raconter elle-même dans ses pages et par la bouche bouche de nombreux hommes et femmes qui on paru et disparu.
p. 270:
Est-il rien sur la Terre
Qui soit plus surprenant
Que la grande misère
Du pauvre Juif errant?
Que son sort malheureux
Paraît triste et fâcheux!
Juste ciel! Que ma ronde
Est pénible pour moi!
Je fais le tour du monde
Pour la cinquiéme fois,
Chacun meurt à son tour
Et moi, je vis toujours
QUAND IL N'Y AURA PLUS PERSONNE POUR SE SOUVENIR DE RIEN
"Et moi, je vis toujours." Toujours?... Y a-t-il une fin de l'histoire? Chacun d'entre vous naît, vit et meurt : comme les trois personnnes de la Trinité pour les chrétiens — les savants disent : les trois hypostases —, les trois occurrences n'en font qu'une. Naître, pour vous, c'est déjà mourir; mourir, c'est avoir vécu. Moi, je ne meurs pas. Je continue. Je suis hier, aujourd'hui, demain. J'ai été vos grands-parents et les arrière-grands-parents de vos arrière-grands-parents. Je serai vos petits-enfants et les arri`pere-petits enfants de vos arrière-petits-enfants. Jusqu'où et jusqu'à quand dans un sens et dans l'autre? Dans l'avenir, vous ne le savez pas. Dans le passé, vous commencez vaguement à vous en faire une idée.
Longtemps, le passé a été aussi obscur que l'avenir. La question de mes débuts ne se posait même pas. Peut-être étais-je éternelle comme l'univers lui-même? Il y avait bien des poètes ou des savants pour m'assigner des origines: des déesses ou des dieux m'auraient donné le jour ; je jaillissais de l'eau ou du limon : des tortues ou des fleurs de lotus me soutenaient au-dessus du vide ; des potiers célestes me faisaient sortir de l'argile ou du marbre. Un petit peuple de romanciers et de poètes de génie avait inventé une histoire dans un jardin où, tirée par un dieu cruel d'un néant éternel, une jeune femme aventureuse cueillait sur un arbre sacré un fruit défendu qui nous faisait entrer, vous et moi, à la fois dans le règne du mal et dans la vie de l'esprit: c'étaient les Juifs de Yahvé, d'Abraham et de Moïse. Autour de la Méditerranée, le conte prenait à travers les siècles une importance toujours croissante et donnait naissance à plusieurs religions distinctes, plus ou moins proches les unes des autres.
Le débat sur mes origines n'a été tranché ni par les poètes, ni par les philosophes, ni par les religions. Il a été tranché par la science.
Vers la fin du XIXe siècle, la science, sous ses espèces mathématiques et physiques, était déjà très puissante. Elle régnait en maîtresse sur le monde intellectuel. De grands esprits, tels que le chimiste français Marcellin Berthelot ou le physicien britannique lord Kelvin, allaient jusqu'à soutenir que vous saviez désormais à peu près tout ce qu'il était possible de savoir sur l'organisation de l'univers. Il ne restait qu'à développer l'ensemble des données accumulées par le positivisme et le déterminisme.
Quelques années à peine plus tard, au temps des deux grandes guerres mondiales, un groupe de mathématiciens, de physiciens et d'astronomes, venus d'horizons très différents, les Friedmann, les Hubble, les Gamow, plusieurs autres et, naturellement, après un peu d'hésitation, Albert Einstein, proposent de l'univers une image radicalement nouvelle. Le plus intéressant es que leurs travaux, avant de se rejoindre et de coïncider, suivent deux chemins différents: d'un côté, la recherche fondamentale et les mathématiques; de l'autre, l'astronomie et l'observation des objets célestes. La science n'a jamais été avare de telles rencontres. Dès le milieu du XIXe siècle, l'astronome français Le Verrier, spécialiste de la mécanique céleste, avait déjà prévu par le calcul l'existence et la position de la planète Neptune que l'astronome allemand Johann Galle allait découvrir dans le ciel.
Que vous apprend la science vers le début du XXe siècle? Une vérité inouïe qui fait un bruit de tonnerre: l'univers a une histoire.
Une historie très différente sans doute des récits de l'Ancient Testament, mais, stupeur, plus proche du mythe de la Genèse que des conceptions d'Aristote. L'univers et moi, nous avons un début. Et, ayant un début, il n'est plus impossible, il est peut-être même probable, que nous ayons aussi une fin.
Après des débats passionnés, l'évidence s'est peu à peu imposée. Que j'aie un début, appelé par dérision le big bang, est aujourd'hui hors de doute. L'Histoire est une histoire qui commence comme toutes les histoires : "il était une fois..." Il était une fois une explosion primordiale d'où est sorti tout ce que je vous ai raconté: Platon, Alexandre, Mahomet, Giorgione et Titien, Bonaparte, Chateaubriand, Proudt, Einstein, le mal, le bien, les empires, les religions, votre propre existence et le livre que vous lisez. Vous ne savez pas ce qui'il y avait "avant'" le big bang qui donne naissance à l'espace, au temps et à l'histoire. Peut-être y a-t-il autre chose dont il est impossible de rien dire. Moi, en tout cas, qui me confonds avec le temps et l'espace, j'entre en scène avec cette explosion originelle et unique qui marque avec éclat mon arrivée sur la scène.
L'histoire proprement dite, celle des guerres et des conquérants, celle du savoir et de la beauté, commence avec les hommes et avec leur pensée. Avant, pendant les milllions d'années où la vie se développe en attendant l'écriture et la domination du feu, c'est la préhistoire. Elle fait aussi partie de mon royaume. Plus tôt encore, durant les milliards d'années de l'univers avant la pensée et la vie, se déroule quelque chose que je n'ai pas pu connaître mais que j'ai réussi à reconstruire grâce au génie des hommes: l'histoire du monde avant l'histoire.
Il n'est pas sûr, mais il n'est pas impossible, qu'il y ait en dehors de moi une infinité d'histoires d'une infinité d'univers. Mais, moi, grâce à la science, je connais mon origine. Pour vous comme pour moi, c'est un debut absolu, fermé par un mur qui s'appelle le mur de Planck et au-delà duquel il vous est interdit et impossible de rien dire de certain. À l'autre bout de ma longue—ou brève, comme vous voudrez—existence se présente le même mélange de certitude et d'obscurité: nous savons que tout, absolument tout, est appelé à disparaître, mais nous ne savons pas comment.
Chacun de vous est déjà mort, sur le point de mourir ou destiné à mourir. L'espèce des hommes dans leur ensemble cessera elle-même, un beau jour, de s'agiter sur le devant de la scène. Toutes les espèces vivantes ont été successivement effacées de la surface de la Terre où rien n'est eternel. La fameuse extinction, il y a soixante-cinq millions d'années, de ces maîtres de notre planète qu'ont longtemps été les dinosaures n'est que la plus récente d'une longue série de catastrophes meurtrières. Les êtres humains disparaîtront comme les dinosaures. J'ai longtemps connu un monde sans les hommes. avant de retourner moi-même au néant d'où j'ai été tirée, Dieu sait pourquoi et comment, il y a treize ou quatorze milliards d'années, j'assisterai, muette, à un spectacle indicible qui n'a de nom dans aucune langue: un monde sans les hommes.
La fin viendra peu à peu. Ou plutôt: les fins viendront peu à peu. D'abord la fin des individus. Puis la fin de cette Terre et de votre système solaire. Puis, dans un avenir bien plus lointain, mais inéluctable lui aussi, la fin de l'univers et de tout ce fatras qui n'était pas éternel. Le mécanisme est très bien monté. Tous, vous finirez par vous changer en... je n'ose même pas dire en souvenirs, car il n'y aura plus personne pour se souvenir de rien.
Bien après votre mort à chacun d'entre vous, et à tous, bien après l'extinction de votre espèce dans je ne sais quels désastres et la fin de votre Soleil prévue par les savants dans quelque cinq milliards d'années, l'univers lui-même finira par finir. Quand? Vous ne savez pas. Mais la fin est inévitable. Comment? Vous ne savez pas non plus. Peut-être dans la fournaise sans nom d'un big crunch comparable à votre fameux big bang et qui pourrait, personne n'en sait rien, constituer à son tour le big bang d'un nouvel univers? Ou, plus vraisamblablement, dans les déserts glacials d'un dernier éparpillement. Mais, en tout cas, tout finira.
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