Un fragment sur la rétrospection —dans La Prisonnière:
Profitant de ce que j'étais encore seul, et fermant à demi les rideaux pour que le soleil ne m'empêchât pas de lire les nots, je m'assis au piano et ouvris au hasard la Sonate de Vinteuil qui y était posée, et je me mis à jouer; parce que l'arrivée d'Albertine était encore un peu éloignée, mais en revanche tout à fait certaine, j'avais à la fois du temps et de la tranquillité d'esprit. Baigné dans l'attente pleine de sécurité de son retour avec Françoise et la confiance en sa docilité comme dans la béatitude d'une lumière intérieure aussi réchauffante que celle du dehors, je pouvais disposer de ma pensée, la détacher un moment d'Albertine, l'appliquer à la Sonate. Même en celle-ci, je ne m'attachai pas à remarquer combien la combinaison du motif voluptueux et du motif anxieux répondait davantage maintenant à mon amour pour Albertine, duquel la jalousie avait été si longtemps absente que j'avais pu confesser à Swann mon ignorance de ce sentiment. Non, prenant la Sonate à un autre point de vue, la regardant en soi-même comme l'oeuvre d'un grand artiste, j'étais ramené par le flot sonore verse les jours de Combray—je ne veux pas dire de Montjouvain et du côté de Méséglise, mais des promenades du côté de Guermantes—où j'avais moi-même désiré d'être un artiste. En abandonnant, en fait, cette ambition, avais-je renoncé à quelque chose de réel? La vie pouvait-elle me consoler de l'art? y avait-il dans l'art une réalité plus profonde où notre personnalité véritable trouve une expression que ne lui donnent pas les actions de la vie? Chaque grand artiste semble, en effet, si différent des autres, et nous donne tant cette sensation de l'individualité que nous cherchons en vain dans l'existence quotidienne! Au moment où je pensais cela, une mesure de la Sonate me frappa, mesure que je connaissais bien pourtant, mais parfois l'attention éclaire différemment des choses connues pourtant depuis longtemps et où nous remarquons ce que nous n'y avions jamais vu. En jouant cette mesure, et bien que Vinteuil fût là en train d'exprimer un rêve qui fût resté tout à fait étranger à Wagner, je ne pus m'empêcher de murmurer : "Tristan", avec le sourir qu'a l'ami d'une famille retrouvant quelque chose de l'aïeul dans une intonation, un geste du petit-fils qui ne l'a pas connu. Et comme on regarde alors une photographie qui permet de préciser la ressemblance, par-dessus la Sonate de Vinteuil j'installai sur le pupitre la partition de Tristan, dont on donnait justement cet après-midi-là des fragments au concert Lamoureux. Je n'avais à admirer le maître de Bayreuth, aucun des scrupules de ceux à qui, comme à Nietzsche, le devoir dicte de fuir, dans l'art comme dans la vie, la beauté qui les tente, qui s'arrachent à Tristan comme ils renient Parsifal et, par ascétisme spirituel, de mortification en mortification parviennent, en suivant le plus sanglant des chemins de croix, à s'éléver jusqu'à la pure connaissance et à l'adoration parfait du Postillon de Longjumeau. Je me rendais compte de tout ce qu'a de réel l'oeuvre de Wagner, en revoyant ces thèmes insistants et fugaces qui visitent un acte, ne s'éloignent que pour revenir, et, parfois lointains, assoupis, presque détachés, sont, à d'autres moments, tout en restant vagues, si pressants et si proches, si internes, si organiques, si viscéraux qu'on dirait la reprise moin d'un motif que d'une névralgie.
La musique, bien différente en cela de la société d'Albertine, m'aidait à descendre en moi-même, à y découvrir du nouveau: la variété que j'avais en vain cherchée dans la vie, dans le voyage, dont pourtant la nostalgie m'était donnée par ce flot sonore qui faisait mourir à côté de moi ses vagues ensoleillées. Diversité double. Comme le spectre extériorise pour nous la composition de la lumière, l'harmonie d'un Wagner, la couleur d'un Elstir nous permettent de connaître cette essence qualitative des sensations d'un autre où l'amour pour un autre être ne nous fait pas pénétrer. Puis, siversité au sein de l'oeuvre même, par le seul moyen qu'il y a d'être effectivement divers: réunir diverses individualités. Là où un petit musicien prétendrait qu'il peint un écuyer, un chevalier, alors qu'il leur ferait chanter la même musique, au contraire, sous chaque dénomination, Wagner met une réalité différente, et chaque fois que paraît son écuyer, c'est une figure particulière, à la fois compliquée et simpliste, qui, avec un entrechoc de lignes joyeux et féodal, s'inscrit dans l'immensité sonore. D'où la plénitude d'une musique que remplissent en effet tant de musiques dont chacune est un être. Un être ou l'impression que donne un aspect momentané de la nature. Même en ce qui en elle est le plus indépendant du sentiment 1qu'elle nous fait éprouver, garde sa réalité extérieure et entièrement définie; le chant d'un oiseau, la sonnerie de cor d'un chasseur, l'air que joue un pâtre sur son chalumeau, découpent à l'horizon leur silhouette sonore. Certes, Wagner allait se rapprocher, s'en saisir, la faire entrer dans un orchestre, l'asservir aux plus hautes idées musicales, mais en respectant toutefois son originalité première comme un huchier les fibres, l'essence particulière du bois qu'il sculpte.
Mais, malgré la richesse de ces oeuvres où la contemplation de la nature a sa place à côté de l'action, à côté d'individus que ne sont pas que des noms de personnnages, je songeais combien tout de même ses oeuvres participent à ce caractère d'être — bien que merveilleusement — toujours incomplètes, qui est le caractère de toutes les grandes oeuvres du XIXe siècle; du XIXe siècle dont les plus grands écrivains ont manqué leurs livres, mais, se regardant travailler comme s'ils étaient à la fois l'ouvrier et le juge, ont tiré de cette auto-contemplation une beauté nouvelle extérieure et supérieur à l'oeuvre, lui imposant rétroactivement une unité, une grandeur qu'elle n'a pas. Sans s'arrêter à celui qui a vu après coup dans ses romans une Comédie Humaine, ni à ceux qui appelèrent des poèmes ou des essais disparates La Légende des Siècles et La Bible de l'Humanité, ne peut-on pas dire, pourtant, de ce dernier qu'il incarne si bien le XIXe siècle que, les plus grandes beautés de Michelet, il ne faut pas tant les chercher dans son oeuvre même que dans les attitudes qu'il prend en face de son oeuvre, non pas dans son Histoire de France ou dans son Histoire de la Révolution, mais dans ses préfaces à ces deux livres? Préfaces, c'est à dire, pages écrites après eux, où ils les considère, et auxquelles il faut joindra çà et là quelques phrasses commençant d'habitude par un "Le dirai-je?" qui n'est pas une précaution de savant, mais une cadence de musicien. L'autre musicien, celui qui me ravissait en ce moment, Wagner, tirant de ses tiroirs un morceau délicieux pour le faire entrer comme thème rétrospectivement nécessaire dans une oeuvre à laquelle il ne songeait pas au moment où il l'avait composé, puis ayant composé un premier opéra mythologique, puis un second, puis d'autres encore, et s'apercevant tout à coup qu'il venait de faire une Tétralogie, dut éprouver un peu de la même ivresse que Balzac quand celui-ci, jetant sur ses ouvrages le regard à la fois d'un étranger et d'un père, trouvant à celui-ci la pureté de Raphaël, à cet autre la simplicité de l'Évangile, s'avisa brusquement, en projetant sur eux une illumination rétrospective, qu'ils seraient plus beaux réunis en un cycle où les mêmes personnages reviendraient, et ajouta à son oeuvre, en ce raccord, un coup de pinceau, le dernier et le plus sulime. Unité ultérieure, non factice, sinon elle fût tombée en poussière comme tant de systématisations d'écrivains médiocres qui, à grand renfort de titres et de sous-titres, se donnent l'apparence d'avooir poursuivi un seul et transcendant dessein. Non factice, peut-être même plus réelle d'être ultérieure, d'être née d'un moment d'enthousiasme où elle est découverte entre des morceaux qui n'oint plus qu'à se rejoindre; unité qui s'ignorait, donc vitale et non logique, qui n'a pas proscrit la veriété, refroidi l'exécution.
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