viernes, 28 de abril de 2023

Las viejas rosas del huerto de Ronsard

Françoise Joukovsky, prefacio a Les Amours, de Pierre de Ronsard:


                  

                    Malheureux est qui aime,

Malheureux qui se laisse à l'Amour décevoir,

s'écrie Ronsard dans une heure d'amertume. mais dans le même temps, qui n'était pas sa prime jeunesse:

Vivre sans volupté, c'est vivre sous la terre.

Quand est-il sincère? Toujours, avec toutes, qu'il s'éprenne à jamais de Cassandre, de Marie et de Sinope, ou qu'il prête sa plume à des galants titrés, mais non poètes. La femme? Il ne voit guère son être individuel, il l'écoute encore moins. C'est la passion qu'il veut, malheur et bonheur, alternance brûlante où il s'éveille. Qu'importe alors qu'elles se ressemblent toutes, ces dames des Amours, qu'elles aient même cruauté et même blanc tétin, les belles du Louvre et celles de l'Anjou. Qu'importe aussi qu'il les célèbre avec des mots d'Ovide ou de Pétrarque. Un profil entrevu et quelques souvenirs litteraires le font naître chaque fois pour un nouveau destin. 

L'amour est une surprise. Par la force du regard, pupille acérée de flèches, iris profond comme un poison: 

                            le breuvage amoureux

Qu'à longs traits me versait une œillade...

L'Amour enfant,taquin et aveugle, assiste à la rencontre, et incarne ce hasard malin qui va bouleverser la vie de l'amant. Capricieux, indifférent, il répare la corde de son arc avec les cheveux de Cassandre, ou remplit son carquois des traits lumineux que dardent les yeux d'Hélène. Maître du monde, pourtant, et qui soudain délaisse ces jeux pour se transformer en divinité cosmique. En vain le poète s'efforce de lui échapper.

Contrainte plutôt que joie, cet amour ne rompt pas la solitude. La dame est une Méduse, une Sirène, un rocher. L'altière Cassandre, Marie la paysanne, ingénue et rouée, Hélène l'insensible, qui méprise l'amour, sont toutes des inhumaines au "cœur nonchalant, revêche et rigoureux". Ronsard en effet chante surtout l'amour impossible, le seul possible en littérature. Dotées de dangereux pouvoirs, ces cruelles mêlent la flamme et la glace, l'obscur et la lumière, et entraînent le melheureux poète au-delà des contraires, dans une totale révolution. Il éprouve des impressions d'angoisse et d'étouffement, 

Et ce penser qui me suit et resuit 

Presse mon cœur plus fort qu'une tenaille,

et souffre l'obsession comme une expérience de l'agonie.  Les termes limer, mordre, ronger, évoquent cette lente destruction par soi-même. Pratiquée avec une lucidité que le poète déplore, l'introspection n'exorcise pas sa paine, elle la multiplie. Il est possédé par cet Amour qui parfois fait figure de démon, et qui le plonge dans la folie et la fureur. Dépossédé, à en mourir:

Je deviens fol, je perds toute raison...

                Plus en moi je ne suis.

Le monde aussi se dérobe, lorsque la dame ne lui transmet pas, et le printemps sans elle "est une dure plaie".

La personnalité se défait, et le poète recherche l'autre moi, dont la dame s'est emparée, car "toujours l'amant vit en l'aimée". Sans cesse il la contemple, en quête de lui-même. Mais cette nostalgie de l'unité perdue—variante du mythe de l'Androgyne—se heurte à l'impossible communication entre les êtres. Hélène est si différente de lui, dans sa présence hostile. Il reste partagé, et l'antithèse traduit ces fluctuations entre des pôles contradictoires, désir furieux et goût du néant, et surtout souffrance et jouissance. 

Car ce mal n'est pas sans douceur. Comme Pétrarque, Ronsard savoure le paradoxe du "doux venin", du "feu doux-amer". Les termes se pénètrent, les vers se croisent:

Autant me plaît le plaisir que la peine,

La peine autant comme fait le plaisir.

Les trouvères éprouvaient déjà cette volupté de souffrir, qui est à la fois le bonheur de se plaindre et l'éveil à une vie plus aiguë, grâce au jeu des contraires. 

Plus originale, et propre au tempérament de Ronsard, la projection de sa passion dans une nature voluptueuse est source d'autres plaisirs. La nature est l'image de la dame, et le poète retrouve dans cette possession des joies que la belle lui refuse. L'Anjou se peuple de chimères, et la métaphore est jouissance:

Quand je sens, parmi les prés

Diaprés,

Les fleurs dont la terre est pleine,

Lors je fais croire à mes sens

Que je sens

La douceur de son haleine.

Il arrive que la nature reste insensible à l'émotion humaine: le poète alors va "seul et pensif" dans un monde qui l'ignore, qui préexiste à l'individu, et qui reçoit sans rien donner. Mais le plus souvent elle semble animée de la même impatience sensuelle. La vigne enlace les ormeaux, et l'animal est libre pour d'innocentes amours. Par la vision de la femme, le poète s'unit alors à la nature, géante dont le corps "ressemble une belle prairie". Dans ce paradis naturel retrouvé grâce à l'amour et à ses tourments vit celui que Ronsard aurait pu être, le "pauvre inconnu", heureux aux côtés de Marie. Il la suit dans ce paysage rarement décrit, lignes courbes et féminines, ou chant d'une nature que le poète rend lyrique.

Ronsard est conscient du caractère illusoire de ces joies, mais il l'admet avec humour, parce que la passion est fantasme:

S'abuser en amour n'est pas mauvaise chose.

Il ne les doit qu'à lui-même. Comblé parce que poète. La transposition esthétique est donc nécessaire à la jouissance amoureuse, et la contemplation de la beauté est le thème majeur des Amours, qui s'exprime avec force, comme un ravissement et une extase. Ces évocations sont parfois minutieuses, inépuisables. Ronsard crée longuement ces figures féminines, sans se soucier de leur type individuel. Il voit en elles la beauté qu'aimaient les artistes de son temps, le peintres de Fontainebleau, mais plus encore le modèle idésl, le patron interne auquel il n'a cessé de se référer. Il les farde, comme le faisaient les peintres maniéristes, pose des lèvres coralins sur un teint d'aurore ou de rose. Il les dessine longuse, sœurs des Dianes forestières, et leur sculpte gorge de marbre ou d'ivoire. elles ne sont plus Marie, Astrée ou Sinope, mais l'éternel féminin, souvent magnifié par le mythe. La comparaison avec Vénus éternise cette beauté presque divine, et le visage de Cassandre et d'Hélène remonte à la légende troyenne. Revêtues d'images florales, ces maniérées ont comme les dieux pouvoir sur la nature et suscitent l'éternel renouveau:

Un beau printemps s'engendra de sa face.

Ronsard s'éprend des beautés qu'il a faites. Il leur donne le soleil et la lune, un front comme "un beau ciel éclairci", des astres jumeaux, et malgré quelques inconséquences, blonde chevelure de comète. Elles lui appartiennent. Il les contemple dans des poses abandonnées ou lascives

Un somme languissant la tenait mi-penchée

Dessus le coude droit, fermant sa belle bouche

et il les sait vivantes. L'exubérance vitale anime leurs chevelures liquedes, noyées dans une profusion de volutes, et comme douées d'une vie autonome. Ces "glissantes ondes" sont une masse amorphe que l'esthète rythme à sa guise, resserre ou fait glisser comme un drapé. 

Mais Pygmalion était-il heureux? Un Pygmalion tonsuré, voué par sa condition de clerc au célibat, et aux amours de tête ou de passage? Même s'il dissimule cette semi-frustration sous un platonisme de belle allure?

Certains sonnets des Amours ont un accent authentiquement platonicien. Par la contemplation de la beuté féminine, le poète entrevoit le beau absolu qu'il a jadis connu au royaume des Idées, avant sa propre incarnation. Ce souvenir d'un paradis perdu donne à l'expression du désir une teinte de nostalgie. L'amour devient une initiation, qui élève l'esprit "outre le ciel", et qui révèle le bien suprême, 

L'autre beauté dont la tienne est venue.

Le poète ressent douloureusement le poids du corps, et souhaite le retour à l'asile primitif:

Je veux brûler pour m'envoler aux cieux,

Tout l'imparfait de mon écorce humaine.

Hélène surtout rayonne d'une vertu qui pourrait entraîner son amant dans une aventure spirituelle.

Mysticisme ou mystification? Quelques élans ne font pas un croyant, et le platonisme de Ronsard est épisodique. Même les sonnets où le poète sacrifie à cette mode ont un parfum d'hérésie. Écoutons-le chanter l' "Androgyne lien", le mythe que Platon avait développé dans Le Banquet. L'union des âmes recrée l'unité initiale, sans doute, mais ces joies pures, avoue le poète à Cassandre,

Ne me pourraient ma douleur conforter,

Sans espérer quelque jour de tâter

Ton paradis, où les Amours se logent.

Le toucher,  sens décrié dans la hiérarchie néo-platonicienne, ne lui semble pas à dédaigner, non plus que l'odorat, autre sens dit vulgaire, et qui l'égare dans les flots d'une chevelure parfumée. Écoutons-le encore reprocher à Astrée de n'aimer "qu'en idées", et à Hélène de trahir le physique pour la métaphysique. Les amants ronsardiens ne s'aiment pas en Platon, et le poète regrette de ne pas avoir "mille yeux et mille mains", "pour voir et pour toucher". Montaigne ne dira pas mieux. 

Le matérialisme sensualiste de Ronsard s'exprime sans équivoque. L'esprit ne peut rien que par le corps, le poète le répète à Hélène sur le ton de l'agacement. Il en fait l'expérience à la mort de Marie; malgré les formules chrétiennes dont ces sonnets abondent, Ronsard a peine à suivre l'esprit de la jeune morte au royaume éthéré. Elle lui échappe, et il ne la retrouve, un instant, que par le souvenir de son enveloppe charnelle, lorsqu'il évoque son rire et son regard.

Marie se dérobe dans la mort, les autres dans un refus mêlé de coquetterie. La déception de Ronsard, l'insuffisance du platonisme comme de la transposition esthétique, apparaissent à sa misogynie de plus en plus farouche. Aux femmes, Ronsard reproche tout, leur infidelité foncière, leur vénalité, leur ruse, qui n'est pas incompatible avec la sottise, car elles choisisssent mal leurs amants. Par quelle distraction fatale le créateur a-t-il produit un "si fier animal"? L'histoire est faite des catastrophes que ces créatures ont suscitées. Les plus célèbres, Hélène ou Pénélope, sont aussi les plus dévergondées.

Là s'exprime l'opinion de Ronsard, dans ces réquisitoires, dans ces cris de dépit, non pas dans les nombreux hommages à la suzeraine et à l'idole, ou dans les serments de fidélité. Ronsard soudain se voit dans le rôle de parfait amant, soumis et timide, se juge ridicule, et le déclare tout net à Sinope et à Cassandre. Même Pétrarque, dit-il, n'a pas perdu son temps "au giron d'une vieille maîtresse". Si Ronsard pratique à ses heures le vol, l'échange et l'esclavage des cœurs, il ne prend guère au sérieux ce jeu pétrarquiste, et d'autres poèmes rendent un son bien différent. Il est lui-même lorsqu'il confesse ne pas s'embarrasser d'une "sotte loyauté", ou quand il glisse d'une même inclination vers les trois sœurs Dupin. Et sans doute le lecteur moderne préfère-t-il ces accès de franchise à un pétrarquisme inconditionnel où le poète se guinderait sur de grands sentiments.

C'est l'échec du pur amour, fidèle et platonique, et à l'élan vers l'Idée s'oppose la chute finale, épicurienne, de certaines odes, où la réalité du désir s'exprime crûment. L'échec de la contemplation, même créatrice de figures quasi-divines. Leur ideále beauté ne lui suffit pas:

Qu'est-ce parler d'Amour sans point faire l'amour,

Sinon voir le Soleil sans aimer sa lumière?

Il redoute la solitude physique, le "lit désert"où il est "veuf", et rêve de s'anéantir entre les bras de sa dame. Cette fougue est plus vive dans le premier recueil, les Amours de Cassandre, mais elle ne s'apaise pas dans les poèmes de l'automne. Ronsard se sait "grison", bientôt "fantôme sans os", et avoue la difficulté qu'il éprouve à se hisser jusqu'à la chambre dHélène, au dernier étage du Louvre. Cette imminence du néant rend plus aiguë la conscience du seul absolu, le plaisir, forme pleine et suffisante de l'instant. Certes Ronsard rusait depus longtemps avec la condition humaine, et s'essayait à regagner en intensité ce que la nature lui dénie en durée. Il en avait invité plus d'une a cueillir les roses de la vie, et dans chacun de ces appels se mêlaient le frisson du désir et celui de la mort. Mais dans les Sonnets pour Hélène l'évocation de la "vieille accroupie" ou de sa "chair si moisie" n'est plus littérature. C'est la réalité bientôt quotidienne, et que le poète ne projette même pas dans la lointaine propreté de la mort. Or cette menace attise le désir.

Désirs sur fond d'absence, plus violents d'être déçus par les refus, frustrés par la fuite du temps, trahis par l'amertume que le poète découvre à toute saveur terrestre. Désirs au futur,

Verrai-je point qu'en ses bras enlacé,

Recru d'amour, tout pantois et lassé,

D'un beau trépas entre ses bras je meure?

plus souvent au conditionnel, ombres d'un souhait ou d'un regret.  S'il était un lierre et elle une colonne, s'il eût été Pâris, et elle Hélène: possibles qui dérivent vers l'irréel de la légende. Leur domaine est le songe, car l'onirisme est un des principaux composants de l'érotique ronsardienne, ou un passé que Ronsard refait à sa guise, par exemple, dans un sonnet à Cassandre, un Moyen Age de paladins galants. Le poète sait que tout son réconfort "ne dépend que du songe", parce que sa dame le repousse, et plus radicalement parce que la communion amoureuse n'est qu'une illusion de l'instant. Lucrèce le reconnaissait avec le même pessimisme. De la vision nocturne au fantasme éveillé, où est la limite? Ronsard rêve sa vie amoureuse, de toute la violence de ses sens.

Telle est la fonction du style précieux dans les Amours: évoquerpar le mystère de l'image, par la pointe et le contrepoint, la qualité particulière de cet amour ambigu, un songe que enflamme le corps. A quoi bon, dira-t-on, cet arsenal de flèches et de brandons, cette pharmacopée de filtres et de poisons? Ces emprunts à l'Olympe, et tout ce répertoire de thèmes pétrarquistes, détachés du contexte d'adoration mystique de la dame qui leur donnait un sens chez Pétrarque et même chez Du Bellay? Mais précisément ils n'ont pas la même signification dans les Amours, où ils sont recréés parune ardeur sensuelle. Les métamorphoses révèlent les désirs de l'amant, qui veut être le bouquet dans la main de la dame, l'eau de son bain, ou, nouveau Jupiter, la pluie d'or dans son sein. La référence au mythe n'est pas qu'un ornament, elle est l'expérience d'une autre condition:

Un demi-dieu me ferait son baiser.

Les niaiseries à la mode, notamment le culte d'un objet appartenant à la dame, doivent une couleur toute différente aux désirs refoulés du poète, qui éprouve une volupté brûlante à ce contact par intermédiaire. Les images sont souvent détournées de leur sens initial. Le combat peut être quelque lutte abstraite entre Beauté et Chastété, comme chez Pétrarque, mais c'est aussi le combat amoureux, et la mort est l'extase de l'amant. Sans cesse les conventions du monde pétrarquiste sont bousculées par d'autres exigences. La préciosité lui est nécessaire, pour ne pas appauvrir un amour complexe, mais non pas suffisante, à la différence des pétrarquistes de pure souche. 

Insatisfait, condamné aux chimères ou à l'âcre plaisir d'instants sans lendemain, où est l'aimabler poètye de Cassandre, le Ronsard de la légende, près de sa belle à peine éclose? Attristé du sort des roses, mais sans excès. Oublions l'amertume réelle de cette conception de l'amour. Lui-même nous en donne souvent l'exemple, et les poèmes de l'allégresse sont sans doute les plus beaux des Amours. Le lecteur du XXe siècle peut apprécier l'expression subtile d'un "amour de loin" par les artifices du pétrarquisme: spontanément, il ira aux sonnets transparents, où affleure un instant de bonheur. Il préférera les aubes et les printemps, l'impérissable jouvence:

Ne viendra point le temps que dessous les rameaux,

Au matin où l'Aurore éveille toutes choses,

En un Ciel bien tranquille, au caquet des oiseaux,

Je vous puisse baiser à lèvres demi-closes...

Sauf quelques pages de Rousseau, où trouver dans notre littérature les refuges des Amours de Marie, le plus attachant de ces recueils, leurs coins d'ombre, d'espoir terrestre et de senteur sauvage? ronsard est un témoin de la joie possible, qui ne lui fut que rarement donnée, et que notre âge a à peu près perdue. Poète des reverdies, dont le chant éveille le murmure de l'arbre et de la source, et fait souhaiter de vivre. Il le dit en termes simples, comme s'il transcrivait une expérience directe, et seul un conditionnel nous avertit que la réalité fut différente:

Là sans ambitions de plus grands biens avoir, 

Contenté seulement de t'aimer et te voir,

Je passerais mon âge...

Il revêt de la même clarté le miracle d'une éternelle jeunesse, don de la poésie:

                et tant plus les années

En volant s'enfuiront, et plus votre beauté

Contre l'âge croîtra, vieille en nouveauté.

Songe véridique, puisqu'il suscite un monde nécessaire, où l'amour et le renouveau vous convient à l'existence, et où tout se résout en images et en musique.

Le rêve d'amour est donc un aspect de la métamorphose du réel, que le poète assume pour lui et pour les autres. Ronsard en est conscient, qui dans chacun de ces recueils parle de son pouvoir poétique, parfois de son style et de son évolution littéraire. Les Amours de Marie commencent par une définition de sa nouvelle manière, c'est-à-dire un style tantôt familier et tantôt mignard, "coulant d'un petit bruit". Marie apparaît, sans doute, mais dans le sillage de la Muse. Ces différents visages de femmes n'ont d'individualité que littéraire. Ils correspondent chacun à un genre de poésie, à un climat, que Ronsard dans les éditions ultérieures accentue encore par le jeu des regroupements et des suppressions. L'histoire littéraire nous trompe: Cassandre n'est pas la fille du banquier Salviati, mais l'occasion d'un recueil où le pétrarquisme apparaît sous sa forme la plus lyrique, où la fougue détermine la structure du sonnet, souvent conçu d'un seul élan, et l'expansion de l'image, d'une strophe à l'autre. Maire est née d'un besoin de renouvellement. Il était bon de mener par des voies plus champêtres un public que les difficultés du précédent recueil avaint lassé. Ronsard lut des odelettes et des épigrammes, des chansons à boire, et à aimer, qui fixèrent le destin de l'Angevine. Quant à Hélène, la préciosité quintessenciée était à la mode, les petits billets sur des grandes Idées. Mlle de Surgères en fit les frais, elle fut platonicienne et minaudière, et Ronsard de surcroît le lui reprocha. Toutes, elles furent au service de la poésie, et Ronsard sans vergogne les traite en sujets littéraires:

Quel sujet plus fertil saurai-je mieux choisir

Que le sujet qui fut d'Homère le plaisir, 

Cette toute divine et vertueuse Hélène?

Leur seule rivale, durable et presque conjugale, c'est la Muse.

N'en concluons pas qu'elles ne furent que des prétextes. Chaque fois, le miracle poétique semble avoir confondu la jeune vivante et le halo de mythes dont l'imagination de Ronsard l'entourait. Rêve et réalité, elles sont la vie, recréée par la poésie, de même qu'il est poète et amoureux, au-delà de la banale sincérité.

Qu'a-t-il apporté à la poésie d'amour? Une analyse de la passion et de ses souffrances? Catulle ou Properce ne l'avaient pas attendu. L'aveu sincère de ses hésitations entre le ferme amour et l'inconstance? Marot comme lui allait et venait de l'une à l'autre inspiration, refusant un choix qui l'eût appauvri. La creation d'un paysage affectif, par l'obsession et le symbole? Pétrarque lui en donnait l'exemple. Un jeu formel, une recherche de l'inattendu, de la métaphore étrange ou de l'antithèse choquante? Mais chaque siècle a ses précieux. Non, ce ton unique, ce son de voix propre au chantre des Amours, percevons-le plutôt dans ce rêve que le poète substitue à une réalité défaillante, dans ce bonheur fictif, mais total, élan des sens, musique et poésie. Amours imparfaites d'un être souvent déçu, mais "amours du poète", qui connaît d'autres joies. Malgrè sa vision pessimiste des rapports humains, malgré sa réflexion désabusée—et très moderne—sur les illusions pathologiques de la passion, Ronsard a chanté l'amour parce qu'l est l'acte poétique par excellence.


Françoise Joukovsky


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Ronsard. Les Amours: Amours de Cassandre – Amours de Marie – Sonnets pour Astrée – Sonets pour Hélène – Amours diverses. Texte établi par Albert-Marie Schmidt. Préface et notes de Françoise Joukovsky. (NRF - Poésie Gallimard, 104). Paris: Gallimard-NRF,  1974. 1981.

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