miércoles, 25 de enero de 2023

El recuerdo y la desilusión

 


 

À la Recherche du Temps Perdu, Marcel se souvient des années de jeunesse avec sa petite amie Gilberte. Bien que celle-ci fût parfaitement indifférente à son égard, lui, il était si amoureux de Gilberte que tout ramenait à elle, et tout ce qui ramenait à elle était spécial, sacré, orné d'une magie indéfinissable. Ainsi, il était fasciné par le Bois de Boulogne où ils jouaient ensemble, par les choses qu'elle nommait ou les gens à qui elle parlait, par les rues où elle se promenait près de chez elle. Comme dans la chanson de Guy Béart, qui a dû lire Proust ou vivre dans les mêmes quartiers,

À vivre au jour le jour / le moindre des amours / prenait dans ces ruelles / des allures éternelles. 

—le jeune Marcel était fasciné par Swann, le père de Gilberte, et par Mme Swann donc. Vers la fin du Côté de chez Swann le narrateur adulte revisite ces mêmes endroits et éprouve la désillusion des illusions perdues; les lieux sont à peu près les mêmes, mais une certaine lueur spéciale s'est éteinte pour lui comme pour Emily Dickinson, a kind of light.

Mais à la nuit la nuit / c'était bientôt fini. / Voici l'éternité / de Saint-Germain-des-Près.  ("Il n'y a plus d'autrefois")

—et la poésie des jours d'antan est devenue une morne prose lorsque tombe un soir de vent et les derniers passants d'hiver quittent les allées. Voici la fin du premier volume de La Recherche:

Quelle horreur! me disais-je: peut-on trouver ces automobiles élegantes comme étaient les anciens attelages? je suis sans doute déjà trop vieux—mais je ne suis pas fait pour un monde où les femmes s'entravent dans des robes qui ne sont pas même en étoffe. À quoi bon venir sous ces arbres, si rien n'est plus de ce qui s'assemblait sous ces délicats feuillages rougissants, si la vulgarité et la folie ont remplacé ce qu'ils encadraient d'exquis? Quelle horreur! Ma consolation, c'est de penser aux femmes que j'ai connues, aujourd'hui qu'il n'y a plus d'élégance. Mais comment des gens qui contemplent ces horribles créatures sous leurs chapeaux couverts d'une voilière ou d'un potager, pourraient-ils même sentir ce qu'il y avait de charmant à voir Mme Swann coiffée d'une simple capote mauve ou d'un petit chapeau que dépassait une seul fleur d'iris toute droite? Aurais-je même pu leur faire comprendre l'émotion que j'éprouvais par les matins d'hiver à rencontrer Mme Swann à pied, en paletot de loutre, coiffée d'un simple béret que dépassaient deux couteaux de plumes de perdrix, mais autour de la quelle la tiédeur factice de son appartement était évoquée, rien que par le bouquet de violettes qui s'écrasait à son corsage et dont le fleurissement vivant et bleu en face du ciel gris, de l'air glacé, des arbres aux branches nues, avait le même charme de ne prendre la saison et le temps que comme un cadre, et de vivre dans une atmosphère humaine, dans l'atmosphère de cette femme, qu'avaient dans les vases et les jardinières de son salon, près du feu allumé, devant le canapé de soie, les fleurs qui regardaient par la fenêtre close la neige tomber? D'ailleurs il ne m'eût pas suffi que les toilettes fussent les mêmes qu'en ces années-là. À cause de la solidarité qu'ont entre elles les différentes parties d'un souvenir et que notre mémoire maintient équilibrées dans un assemblage où il ne nous est pas permis de rien distraire, ni refuser, j'aurais voulu pouvoir aller finir la journée chez une de ces femmes, devant une tasse de thé, dans un appartement aux murs peints de couleurs sombres, comme étant encore celui de Mme Swann (l'année d'après celle où se termine la première partie de ce récit) et où luiraient les feux orangés, la rouge combustion, la flamme rose et blanche des chrysantèmes dans le crépuscule de novembre pendant des instants pareils à ceux où (comme on le verra plus tard) je n'avais pas su découvrir les plaisirs que je désirais. Mais maintenat, même ne me conduisant à rien, ces instants me semblaient avoir eu en eux-mêmes assez de charme. Je voulais les retrouver tels que je me les rappelais. Hélàs! il n'y avait plus que des appartements Louis XVI tout blancs, émaillés d'hortensias bleus. D'ailleurs, on ne revenait plus à Paris que très tard. Mme Swann m'eût répondu d'un château qu'elle ne rentrerait qu'en février, bien après le temps des chrysantèmes, si je lui avais demandé de reconstituer pour moi les éléments de ce souvenir que je sentais attaché à une année lointaine, à un millésime vers lequel in ne m'était pas permis de remonter, les éléments de ce désir devenu lui-même inaccessible comme le plaisir qu'il avait jadis vainement poursuivi. Et il m'eut failli aussi que ce fussent les mêmes femmes, celles dont la toilette m'intéressait parce que, au temps où je croyais encore, mon imagination les avait individualisées et les avait pouvues d'une légende. Hélas! Dans l'avenue des Acacias—l'allée de Myrtes—j'en revis quelques-unes, vieilles, et qui n'étaient plus que les ombres terribles de ce qu'elles avaient été, errant, cherchant désespérément on ne sait quoi dans les bosquets virgiliens. Elles avaient fui depuis longtemps que j'étais encore à interroger vainement les chemins désertés. Le soleil s'était caché. La nature recommençait à régner sur le Bois d'où s'était envolée l'idée qu'il était le Jardin élyséen de la Femme; au-dessus du moulin factice le vrai ciel était gris; le vent ridait le Grand Lac de petites vaguelettes, comme un lac; de gros oiseaux parcouraient rapidement le Bois, comme un bois, et poussant des cris aigus se posaient l'un après l'autre sur les grands chênes qui sous leur couronne druidique et avec une majesté dodonéenne semblaient proclamer le vide inhumain de la forêt désaffectée, et m'aidaient à mieux comprendre la contradiction que c'est de chercher dans la réalité les tableaux de la mémoire, auxquels manquerait toujours le charme qui leur vient de la mémoire même et de n'être pas perçus par les sens. La réalité que j'avais connue n'existait plus. Il suffisait que Mme Swann n'arrivât pas toute pareille au même moment, pour que l'Avenue fût autre. Les lieux que nous avons connus n'appartiennent pas qu'au monde de l'espace où nous les situons pour plus de facilité. Ils n'étaient qu'une mince tranche au milieu d'impressions contigües qui formaient notre vie d'alors; le souvenir d'une certaine image n'est que le regret d'un certain instant; et les maisons, les routes, les avenues, sont fugitives, hélàs, come les années.



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